Chasser le lagopède en Norvège

Le temps est assez sombre et gris en cette fin de mois de Septembre à Oslo. Après quelques problèmes de passage à la douane, pour récupérer le jeune setter qui m’accompagne, je retrouve Francine et Vibeke, les deux amies avec lesquelles je vais passer quelques jours derrière les lagopèdes norvégiens.


L’année passée lors de son séjour en France, Vibeke m’avait conté avec force et détails ses belles chasses sur ces oiseaux, ainsi que le travail de ses chiens qu’il me tardait d’apprécier. En France, seul le lagopède alpin subsiste sur les pentes les plus rudes des principaux massifs montagneux, alors qu’en Norvège, c’est le lagopède des saules qui est le plus nombreux et est communément appelé “grouse”. De l’oiseau mythique écossais, le lagopède des saules, en cette fin d’automne n’a que peu de ressemblance physique, car il a déjà une bonne partie de son plumage en mue, qui a viré au blanc en prévision de l’hiver et de son épais manteau neigeux. Par contre, c’est son comportement, avec des compagnies bien formées, ainsi que le biotope dans lequel il se trouve, qui rappelle l’Écosse. Tout cela se bousculait un peu dans ma tête et le rêve allait devenir réalité à très court terme.

Nous roulons maintenant en direction des terrains de chasse qui se trouvent à environ cinq heures de route au nord d’Oslo. Vibeke nous précède, avec un véhicule chargé de victuailles pour notre séjour au chalet, ainsi qu’avec deux excellentes setters Gordon. Pour ma part j’ai pris place dans le Land de Francine, avec mon matériel et aussi le jeune setter que Vibeke avait choisi encore tout chiot lors de sa venue en France. Si Vibeke parle un anglais correct comme la plupart des norvégiens, Francine possède en plus un français remarquable, ce qui simplifiera grandement tous nos entretiens lors de mon séjour.

Durant cet après-midi qui s’écoule au rythme des kilomètres, la campagne norvégienne m’apparaît très verte, avec une forêt omniprésente essentiellement composée de résineux. Plus nous progressons vers la montagne et plus l’architecture devient typique, avec des chalets parfaitement entretenus aux couleurs vives et de plus en plus de troupeaux de moutons, maintenant descendus de l’alpage en prévision des premières neiges. L’hiver n’est pas précoce cette saison et les gelées n’ont pas encore fini de dépouiller les derniers feuillus dont les couleurs pourpres resplendissent sous les derniers rayons d’un soleil rasant.

Après avoir passé Lillehamer, ville qui est entrée dans l’histoire des jeux olympiques d’hiver, nous arrivons maintenant en pleine montagne, avec son lot de nuages bas, de brouillards et d’éclaircies. La température s’est très sensiblement rafraîchie lorsque qu’arrivés à Sor Tronderlag, nous prenons la petite route en direction de Kvikne et laissons le véhicule de Vibeke, pour tous embarquer à bord du “Défender” de Francine. Une bonne dizaine de kilomètres de chemin de montagne nous attend. Gravi en première lente ce sentier qui traverse la forêt permet l’estive des animaux en été et est sans aucun doute transformé en torrent à la fin du printemps. Nous venons maintenant de sortir de la forêt et une pluie fine et drue nous attend au bout du chemin. Les chaussures de montagne aux pieds, les cirés sur le dos, nous partons tous chargés comme des ânes bâtés, de nourriture et de matériel, en direction du chalet qui se trouve écarté de toute civilisation en pleine montagne, quatre kilomètres plus loin. Ces derniers kilomètres me semblent interminables. Les chiens eux aussi participent au transport et Tara et Vida, les deux Gordon de Vibeke sont également affublées de sacs à dos appropriés et se prêtent bien au jeu. J’imagine que ce ne doit pas être la première fois qu’elles remplissent cet office. Attachées à la taille de leur maîtresse, elles l’aident également à monter.

Le soleil baisse de plus en plus, mais le spectacle qui s’ouvre à nos yeux est magnifique et gigantesque. Composé essentiellement de mamelons d’altitude, au-dessus le la forêt, le biotope est très vallonné et recouvert de bruyère naine, de petits bouleaux rabougris, de myrtilles et d’un épais lichen qui forme des taches blanchâtres bien caractéristiques. De loin en loin, quelques saules ou bouleaux plus importants atteignent un mètre cinquante de haut, mais en général, la végétation arbustive est très basse. En fait ce territoire est recouvert par la neige durant au moins huit mois de l’année. Le moindre vallon forme une petite tourbière au sol très spongieux, si ce n’est un marais dans lequel il n’est pas prudent de s’aventurer. Tout autour de nous, de nombreux petits lacs sont reliés par de minuscules torrents aux eaux très vives et limpides.

Le chalet est en vue, placé idéalement aux bords du lac de Napsjoen, il doit représenter un refuge de premier ordre pour les pêcheurs durant l’été. Son toit fait d’écorce de bouleau recouverte de tourbe et de pelouse se distingue au loin. Composé de rondins de bois naturel, seules ses ouvertures de couleur rouge se détachent de l’ensemble. Nous allons maintenant nous installer. L’air est vif et frais, nous sommes à une altitude de 750 mètres et allons évoluer entre ce niveau et 1200 mètres.

À l’intérieur du chalet, le confort est sobre mais suffisant, avec un magnifique poële à bois qui ne cessera de fonctionner tout au long de notre séjour. Notre principale source de lumière restera la bougie, à l’exception d’une ou deux ampoules alimentées par un petit panneau solaire, pour la cuisine. L’eau courante est toute proche, avec un magnifique petit torrent qui longe le chalet et se déverse dans le lac à proximité.

Le dépaysement est total. Dans ce lieu où tout respire le calme, on se sent totalement coupé du temps et transporté sur une autre planète, avec les quatre setters qui libérés de leur fardeau gambadent joyeusement autour de nous.

Pour eux ce n’est pas une surprise, ils ont bien compris que nous sommes venus à la chasse, d’ailleurs les trois fusils qui pendent au râtelier sont là pour le leur rappeler.

A cette altitude, le lagopède des saules est parfaitement implanté, ainsi que les bécassines, dans les nombreuses petites tourbières. Sur les petits lacs, il est également possible de rencontrer quelques oies et canards. Plus haut lorsque seul le lichen subsiste dans la rocaille, c’est le royaume du lagopède alpin, qui comme son congénère des saules vit en compagnies, mais piète beaucoup plus et présente bien plus de difficulté dans l’approche et la chasse. Les forêts de l’étage inférieur, entre 600 et 800 mètres sont très riches en petits et grands coqs de bruyère, que nous n’aurons que très rarement l’occasion de rencontrer à ce niveau.

Après un repas essentiellement composé de poisson, une bonne nuit réparatrice est la bien venue, car demain une longue journée de chasse nous attend.

À huit heures, le soleil à travers la fenêtre me réveille. Je me lève pour ouvrir aux chiens et alimenter en bois le poêle. Descendu au torrent pour chercher de l’eau, je me contente d’une toilette de chat, l’eau est trop froide. Huit heures trente, tout le monde est debout et l’eau chante sur la plaque de fonte pour préparer le thé. Le petit-déjeuner sera copieux. Tout le monde est maintenant prêt. Vibeke et Francine équipent leurs chiennes d’un pardessus fluo, pour mieux les distinguer sur le terrain. À quelques mètres de nous le brouillard est dense et borde tout le lac.

Chaque chien est lâché en solo et gravit la montagne avec une aisance qui me sidère. Vibeke fait une confiance totale en ses chiens et leur laisse une amplitude de quête qui me surprend. Le spectacle qui se présente à moi est ni plus ni moins que de la grande quête en solo. Il n’est pas rare de voir disparaître le chien derrière un mamelon et de ne l’apercevoir en retour que plusieurs minutes plus tard. Jamais le sifflet ne sera employé pour reprendre le contact, ce qui oblige le chasseur à être le plus souvent à la recherche de son compagnon. Cette méthode de conduite et de chasse est un peu surprenante, même pour moi qui suis un adepte de chiens britanniques aux quêtes très amples. Ici cela semble logique et nous suivons dans le brouillard qui s’épaissit l’évolution lointaine du manteau fluo de notre chienne.

Il y a maintenant plusieurs minutes qu’elle a disparu derrière les collines à droite, et nous nous dirigeons dans cette direction. Rien à l’horizon, mais Vibeke repart sur la droite, elle vient d’apercevoir Vida à quelques centaines de mètres, qui coule en rampant dans un fond de vallon. Le terrain est de plus en plus difficile, les bottes s’enfoncent dans cette végétation qui accroche à chaque pas. La chienne n’est plus qu’à cent mètres de nous et remonte en coulant vers la crête une compagnie qui ne semble pas s’en laisser compter. Encore vingt mètres nous séparent de la chienne lorsque les premiers oiseaux décollent. Je lâche mes deux coups sans beaucoup de conviction, alors que le reste de la compagnie, une dizaine d’oiseaux magnifiques, qu’elle avait dépassé me part dans les bottes à vingt mètres. Dommage cela sera pour la prochaine fois.

Le brouillard est de plus en plus épais, il est maintenant difficile de se repérer, mais Francine avait pris la précaution de faire le point avec son “GPS” avant de partir. En cinq minutes nous connaissons exactement notre position et repartons dans la bonne direction. Tara vient de remplacer Vida, elle possède une quête magnifique, mais un peu trop d’indépendance à mon goût. Plusieurs fois nous attendons son retour sur les collines devant nous, pour enfin la découvrir à l’arrêt loin devant, là non plus, les oiseaux n’attendront pas notre arrivée pour décoller. Vibeke et Francine m’expliquent, que les “grouses” sont difficiles à arrêter le matin et encore plus s’il y a du brouillard. En effet plus nous avancerons dans la journée plus les compagnies se laisseront approcher derrière les chiens. Pasta, la jeune Gordon de Francine travaille avec passion, mais avec un rayon d’action plus réduit que les deux autres chiennes. Son instinct de chasseuse devrait nous servir durant ces quelques jours.

De retour au chalet sous un beau soleil pour le lunch de midi, nous repartons pour un périple qui nous fera faire le tour du lac qui se situe devant nous. Le début de ce parcours se déroule sur un territoire identique à celui du matin, avec quelques beaux arrêts de Vida et de Pasta, et des “grouses” qui plongent dans la vallée et ne peuvent être tirées.

En regagnant l’extrémité du lac, nous descendons d’étages en étages. Pasta arrête une compagnie qui part au-dessus de nous, sans nous donner l’occasion de tirer. Le comportement du lagopède des saules me surprend par sa vivacité et sa facilité à déjouer chiens et chasseurs. Rien de comparable avec la piètre défense de notre lagopède alpin. Après le départ de cette compagnie, nous rappelons les chiens, c’est le moment que choisit le coq resté sur place pour décoller dans notre dos en chantant à pleine gorge, manqué ! Ces oiseaux sont vraiment diaboliques.

Il est maintenant sept heures, la nuit arrive à grands pas et nous ne sommes plus qu’à quelques kilomètres du chalet, qui se découpe sur l’horizon. Vibeke est encore sur les hauts et Francine et moi-même avançons dans la tourbe de la queue du lac. Pasta toujours constante dans sa quête se bloque à une cinquantaine de mètres de nous. Je me dirige dans sa direction, mais m’enfonce à mi-bottes, impossible de passer, Francine fait le tour, lorsque trois oiseaux partent au nez de la chienne. Ses deux coups de feu claquent dans le silence de la peine ombre en laissant apparaître un peu de flamme au bout du canon. Les “grouses” plongent derrière le mamelon, pas une plume ne vole, Francine est déçue, les oiseaux étaient à portée. Vibeke arrive maintenant à notre hauteur, elle a vu se dérouler la scène. Les chiennes reprennent leur quête en direction du chalet, lorsque Vida apparaît avec une “grouse” en gueule. Un oiseau avait bien pris du plomb et était tombé quelques cent mètres plus bas. Les visages se dérident, l’oiseau au plumage chatouillant, mêlé de roux et de blanc, passe de main en main et la chienne est copieusement congratulée. Maintenant nous sommes à cent mètres du chalet, entre chien et loup, lorsqu’un autre oiseau décolle à l’arrêt de Vida, juste devant Francine. À la détonation, une flamme jaillit du canon et notre oiseau culbute quelques dix mètres plus loin. Cette chasse à la tombée de la nuit peut sembler étrange, mais est parfaitement logique et naturelle pour les norvégiens. D’ailleurs sans attendre cette heure aussi tardive, force est de constater que les “grouses” se travaillent plus facilement en fin d’après-midi.

Le sourire a gagné maintenant tous les visages et nous rentrons épuisés avec deux magnifiques oiseaux dans les mains.

Pour Vibeke qui connaît bien le territoire et les compagnies, c’est ce temps brumeux qui fait remonter les compagnies sur les crêtes et rend les oiseaux légers et difficiles à travailler. Si toutefois nous avions du soleil demain, ils auraient un tout autre comportement.

Le lendemain matin, pas un seul rayon ne pointe, le brouillard est encore plus épais que la veille, il a dû pleuvoir toute la nuit. Rien ne presse pour le départ, seuls les chiens montrent leur impatience.

Il est pratiquement dix heures lorsque nous nous décidons à partir en direction du sud. À peine avons nous quitté le chalet depuis cent mètres que Pasta indique deux fois, mais le brouillard est trop épais. Cette fois elle est à l’arrêt vingt mètres plus bas, lorsque dans un fracas impressionnant, une vingtaine d’oies décollent sur notre droite. Nous sommes tous trop surpris pour tirer et en deux secondes, elles disparaissent dans le brouillard, pour ne réapparaître que haut dans le ciel en longeant le lac. Une belle occasion manquée.

Il est bientôt midi et le soleil est bien monté dans le ciel, mais nous n’avons pas pu profiter des compagnies qui se levaient systématiquement devant les chiens. Le chalet est maintenant en vue, lorsque Pasta se bloque à l’arrêt. Francine est à la hauteur de la chienne, Vibeke lâche Tara qui patronne. Un oiseau prend son essor une dizaine de mètres devant et culbute au coup de fusil de Francine. À peine a-t-il touché le sol, en laissant un bon paquet de plumes, qu’il s’envole à nouveau pour plonger dans la vallée.

Toutes nos recherches resteront veines pour le retrouver, car à cet endroit, la végétation est très dense, avec une bruyère assez haute.

Après un repos mérité de quelques heures, nous repartons vers quatre heures de l’après midi en direction des hauts pour essayer de trouver quelques compagnies de lagopèdes alpins. Passé le tour du lac, nous amorçons la montée, en premier lieu dans la végétation relativement dense, puis au fur et à mesure de l’ascension, dans la rocaille. Arrivés à pied d’oeuvre, le souffle commence à manquer, mais les chiens quêtent toujours avec la même ardeur, la difficulté du terrain n’affectant en rien leur prestation.

Maintenant devant nous, à perte de vue, la barrière rocheuse fait masse, parsemée de quelques arbustes rabougris en bordure de petits "replats" aux centres tourbeux. Passé cette escalade à étages, Vibeke décide de prospecter à la limite de la végétation et des "pierrés" à la recherche des “blanches”. Celles-ci sont bien au rendez-vous avec plusieurs compagnies, mais toutes aussi légères, malgré l’excellent travail des setters. Ici le terrain est très difficile et relativement éprouvant, pour les chasseurs et les chiens, mais la densité d’oiseaux est impressionnante.

Longeant la dernière barrière de végétation avec Pasta, celle-ci nous bloque deux oiseaux qui partent en direction de Vibeke qui commence à redescendre vers le chalet. En suivant des yeux la repose de nos oiseaux, nous apercevons Vida qui arrive sur la place et commence à travailler. Rapidement elle se bloque et les oiseaux décollent cette fois en direction de Vibeke qui en décroche un magnifiquement.

Nous rentrons tranquillement vers le chalet, les coqs au loin chantent pour rassembler leurs compagnies et des kyrielles de grosses grives nous passent sur la tête. Comme pour nous narguer, notre vol d’oies se lève d’un lac voisin et passe à distance bien respectable de nous.

C’est notre dernière nuit au chalet, demain nous allons rejoindre la civilisation dans la vallée. Autour des dernières bougies, nous repassons notre périple. Sur ce territoire de 2000 ha, nous avons rencontré environ une centaine d’oiseaux différents en deux jours, de quoi faire rêver plus d’un chasseur. Le travail des chiens m’a enthousiasmé, d’une part par leur entreprise, mais aussi par leur résistance, bien que je leur aurai souhaité un peu plus de contact par moment.

Demain matin, il faudra rassembler tout notre matériel, mais avant, il convient de remplir une page dans le livre de bord du chalet et remercier vivement mon ami Nils Ivar ainsi que ses parents, qui nous ont prêté leur chalet et leurs terrains de chasse durant ces deux jours.

Apporter un commentaire sur mon séjour m’a été assez facile, tant il m’a enthousiasmé, par contre, il sera sans doute plus difficile à mes hôtes de le déchiffrer, car sur toutes les pages que comportait ce recueil, la mienne était la première à être rédigée en français.

ALAIN  DAMPÉRAT